Adhésif n°9 : La TGD (très grosse déprime) du TGV
10 octobre 2009 — adhésif & brique + urbanité + décroissance

DNA 10/10/2020. Depuis la généralisation de la vocalisation technologique, nous savions le TGV capable de parler. Nous découvrons aujourd’hui qu’il est capable de connecter mémoire et verbe. Le TGV souffre et nous explique pourquoi, dans une longue lettre que nous retranscrivons intégralement. Version originale imprimable : L’Adhésif, le journal qui vous scotche !

Tout le monde m’aime. Tout le monde m’a toujours aimé. Campagnes de com’ et flots de subventions ont contribué à faire de moi le produit-phare de mon époque. Un emblème ! Je vais très vite, comme mon nom l’indique. Depuis 40 ans, le client s’est habitué à ma vitesse, à la Vitesse, à se croire si important qu’il ne faille pas qu’il « perde du temps dans les trajets ». Pourtant, moi, je ne m’aime plus, j’ai trop fait de mal.

Le trajet était une perte de temps. Avec moi, il est devenu une extension du bureau, du salon... du riche ! Pourtant mon succès éclair, dès mon lancement sur cette ligne TGV-Est en 2008 par exemple, aurait permis de baisser mes tarifs. Mais on m’avait rendu indispensable à l’encravaté, au centre-villeur, au touriste-de-masse : « Ils ont des sous, qu’ils payent ! » se sont dit mes grippe-sous de gestionnaires...

Le pauvre, lui, doit se priver de chips pour être digne de moi une fois l’an. Depuis la zone périphérique 12 où il habite désormais, il met plus de temps à rejoindre son ancien quartier, la gare, que pour filer avec moi chez sa veille tante qui pique, en Bretagne ! Il a dû déménager à 40 bornes après mon arrivée. C’est que les loyers ont grimpé, quand le beau-beau a rappliqué avec son gros chéquier : « Ici, quelle mixité, et c’est si pratique d’être juste à côté du TGV ! »

Le reste du temps, le pauvre reste en zone 12, il y a tout pour lui là-bas : usines, prisons, centres commerciaux, immeubles. Pas besoin d’aller vite et loin... C’était en 2010, politiques et urbanistes avaient planifié ce découpage dans mes rames-salons first-first-class. Le pauvre est depuis lors condamné à limacer, tandis que grâce à moi le riche fonce !

Je les traverse toutes, ces zones. Les 20, les 12, même les 8 ou les 4. Mais sans jamais m’y arrêter ! Je suis étanche à cette vulgaire humanité. Je ne vais que dans les zones 1, 2 ou 3, mais pas au-delà, là où le client pourra claquer son fric ostensiblement sans se faire importuner.

Avec tout ça, les agglomérations sont devenues immenses et déséquilibrées. Les zones périphériques sont lardées par les « infrastructures de communication » qui relient les centres (autoroutes, rocades, contournements, ligne haute tension, moi). Un laisser-faire urbanistique tout néolibéral. J’ai amplifié la coupure désormais radicale entre grosses et petites villes, entre le centre et le reste : les quartiers, les banlieues, les communes limitrophes.

Toute cette bouillie urbaine a été abandonnée à elle-même, grignotant la campagne proche qui ne nourrit plus les citadins. Ces alentours sont oubliés. Ça fait comme deux mondes côte à côte, qui avaient un destin commun il n’y a pas si longtemps. Paris à 1 h 24, c’est tout proche, mais Hautepierre, c’est si loin !

Seuls valent les cœurs des métro­poles. Alors, pour les relier, je ne fais pas dans le détail. Pour aller vite, je file droit, je taille dans le lard de la nature, je morcelle des territoires juste bons à fournir un décor un peu flou pour mes fenêtres.

Les grandes villes se sont transformées en musées. Remember : la gauche-caviar, recyclée dans la Pub dans les années 1980, leur a vendu des logos à la place de leurs blasons poussiéreux. En « travaillant leur image » pour les touristes, pour les entreprises, elles se sont transformées en véritables marques dans les années 2000 : à coup d’événements boursouflés (capitale de la culture, jeux olympiques, tour de France, coupes de football, etc.), de « rénovation », de quartiers lustrés et naphtalinés, à faire pâlir tous les Mickey World. Du fric et de la tranquillité lugubre. Souvenez-vous de la tronche et de la réputation de Lille avant que je la desserve en 1993 ! Cette ville est devenue « in » (et « off » pour ceux qui en ont été chassés).

Tout a commencé en 1997 avec l’amputa­tion de ma SNCF (Réseau Ferré de France récupérant les lignes). La logique actionnariale en a fait une entreprise où les profits engrangés par les lignes TGV n’ont plus servi à l’entretien des PMTBP… Les Petits et Moyens Trains Bien Pratiques !

La suite vous la connaissez : les petites lignes, reprises un temps par les régions, ont périclité partout, même dans les coins riches comme par ici. Certains endroits sont maintenant vides d’habitants (dans la Creuse, je ne suis même pas sûr qu’il reste des routes bitumées). Et moi aussi, TGV, je suis devenu privé en 2013.

Nous aurions pu faire comme en Suisse. Là-bas des trains, des trams, des bus maillent tout le territoire, dans une vraie logique de service public : coordination des horaires, pas de gare fantôme dans les trous paumés, tarifs corrects et intégrés. Résultat : pas de disproportion entre villes body-buildées et bleds-trognons. Et la possibilité de se promener partout, tous les jours, sans trop polluer...

En Alsace, subsiste bien une ligne de PMTBP, de Strasbourg à Mulhouse. Mais elle est sursaturée, alors même qu’on a tout tenté pour limiter son succès (exponentiel il est vrai depuis les crises énergétiques à répétition) : tarifs et abonnements à la hausse chaque année, limitation de l’usage de loisir avec l’arrêt du Pass Evasion en 2009, interdiction des vélos en semaine depuis 2008, taxe pour les obèses et les surchargés depuis 2014, arrêts en pleine cambrousse pour me laisser passer depuis... le début. Pour de l’argent je suis devenu abject !

Et alors que j’étais occupé à tout saccager autour de moi, mes grippe-sous en profitaient pour me changer de l’intérieur, les bandits ! Vu qu’il y avait tout de même de moins en moins de riches sur Terre, et qu’il restait de l’espace pour faire circuler d’autres TGV, ils ont réfléchi à inventer des TGV de pauvres. Aussi un peu pour que le pauvre, pendant son pélerinage annuel en TGV, ne vienne plus déranger la conscience des riches, en siégeant dans leur wagon (ça arrivait parfois en première...).

Ils ont commencé par un galop d’essai en 2009, avec les TGV Family, entièrement pour les mômes qui braillent, c’était pas trop cher mais insupportable. Puis ils ont fait les TGV Seniors, pour pas que les vieux rappellent aux riches qu’ils mourront un jour, puis les Handi-TGV, les Rebeux-TGV... Et puis, comme c’était toujours pas plein, en 2016, vous vous rappelez, ils ont lancé le TGV-thon : une grande opération pour offrir à des « malchanceux » un trajet en TGV. Succès mondial ! Grâce au TGV-thon, on envoie des SDF, des RSA, des Afghans, des Inuits, des Néo-zélandais, faire un tour en TGV. Moi ça m’écœure.

Alors qu’on aurait pu faire de moi un véritable outil de transport de marchandises, d’accès à la mobilité pour tous sur un territoire pas trop vaste comme la France, d’aménagement intelligent du territoire, de financement des petites lignes, je suis devenu bon qu’à faire du fric. Je me dégoûte.

J’aurais voulu demander solennellement au peuple de reprendre le contrôle de moi-même aux marchands qui m’ont perverti, mais peut-être vais-je me faire hara-kiri, puisque je resterai un monstre, quel que soit mon maître.

Ma vitesse exponentielle est démesurée par rapport au peu qu’un humain peut appréhender du monde. À toujours aller plus vite... on finit par aller plus loin : et on « perd » le temps qu’on avait « gagné » ! Ça s’appelle l’effet rebond. Aujourd’hui on va faire du shopping à Moscou : juste le temps d’acheter une fringue, et le week-end est déjà fini.

L’auto-limitation est impossible, car la fascination que j’exerce, la tentation de « gagner du temps », sont presque irrésistibles. Difficile de s’extraire du monde et de ses passions. La dernière prise de position courageuse, contre mon expansion sans fin, remonte à 2009, quand les Verts de Lorraine s’élevaient contre la construction de ma seconde phase, sur la ligne TGV-Est... Pour gagner 30 minutes ! Ça date...

Ah, si seulement nous prenions le temps d’apprécier ce que nous faisons... J’ai peur d’être nuisible, pardonnez-moi... Mais je suis né TGV, je n’ai pas choisi, je voudrais être né vélo... Snif, snif !

Le Train Grande Vitesse

Il y a longtemps, en 2007, on avait déjà parlé de moi et de la Vitesse : Adhésif n°1 : Tous gavés de vitesse ! Retrouvez cet Adhésif en version imprimable, ainsi que tous les autres numéros : L’Adhésif, le journal qui vous scotche ! En bonus, la gare dans un bocal !


La verrière qu’on nous a vendue...
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... Et la réalité !
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« Jean-Marie Duthilleul en toute transparence » (DNA du 4 novembre 2007)
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Les conflits d’usage place de la gare (carte établie pas les Verts)
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« Un gare pas si contemporaine » (DNA du 12 mars 2009)
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Un courrier des lecteurs hilarant !
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