Adhésif n°2 : Le mouvement emporte les bancs
20 mars 2007 — adhésif & brique

La ville de Strasbourg mène campagne sur le « mouvement » tandis que les bancs publics disparaissent... Or n’est-il pas temps de s’asseoir pour réfléchir ?

L’événement est de taille, la ville de Strasbourg vient d’adopter un nouveau slogan : « Strasbourg en mouvement ! » Et pour que personne ne l’ignore, elle a déployé une grande campagne publicitaire, financée par nos impôts. Affiches et brochures proclament avec force : « Il y a de la vie dans le mouvement ! » Ah, les publicitaires ont dû beaucoup réfléchir et nos deux maires faire preuve de discernement, c’est classe et ça sonne rudement bien... Mais ce slogan veut-il seulement dire quelque chose ?

Ce mouvement qui fait du sur place

Il n’y a pas de doute, l’arrivée prochaine du TGV (voir à ce propos « L’Adhésif » n°1) est pour quelque chose dans cette opération de communication. Ce train, attendu comme un sauveur, figure d’ailleurs sur les affiches, semblant jaillir d’elles à toute vitesse, en compagnie d’un bébé qu’on imagine agité. D’autre part, si le mot « mouvement » se retrouve au milieu du nom du parti du président de la communauté urbaine, l’UMP, ce ne doit être que pure coïncidence.

Si l’on s’en tient aux mots, ces slogans ne signifient rien du tout. Il n’y a pas « d’émotion dans le mouvement » des voitures et des camions sur les nouvelles routes que construisent nos édiles, à Ostwald, à Neudorf, au Polygone ou à travers la campagne à l’Ouest de la CUS. Pas plus qu’on ne trouve « la vie, la vraie » dans les rayons des supermarchés... Le sens des mots n’a pas d’importance ici : ces slogans creux visent à donner l’illusion que nos élus s’activent pour notre bien, alors qu’ils ne font que sautiller sur place ! L’essentiel serait donc de bouger ?

En avant avec le bougisme !

Voila donc le pourquoi de ce « Strasbourg en mouvement ! » Il faut bouger, évidemment ! Il ne faut surtout pas faire de sur place, au risque d’être définitivement dépassés, mais rattraper notre retard, être dans la course et vivre à l’heure de la mondialisation, bref, suivre le mouvement et, mieux encore, aller de l’avant ! Et si possible, toujours plus vite. Heureusement avec le TGV, « l’Europe à grande vitesse » nous tend les bras, précipitons-nous sans attendre.

Cette apologie du mouvement incessant s’appelle le bougisme : foncer tout droit sans cesser d’accélérer est son mot d’ordre. Consommer toujours plus, communiquer de plus en plus rapidement, s’équiper des gadgets technologiques dernier cri et se déplacer plus vite encore pour optimiser son temps, être toujours plus flexibles et rentables, voilà l’autoroute à suivre pour atteindre le bonheur promis par la société de consommation.

Plus un banc pour ralentir la cadence...

Et si nous nous accordions une pause dans cette course effrénée ? En cherchant un endroit agréable et gratuit où s’asseoir pour s’extraire un temps du mouvement : un banc public. Il en existe dans les parcs ou au bord de l’eau, dans des lieux à l’écart. Mais ils sont bien rares dans les rues piétonnes commerçantes, au cœur de l’agitation urbaine. À Kehl il y en a, à Strasbourg ils disparaissent peu à peu.

En ville, un banc permet de se reposer, de manger, lire ou discuter avec des inconnus, d’observer les autres et de regarder vivre la cité. Assis dans le flot, nous remarquons le mouvement des bulldozers, qui détruisent des arbres pour les remplacer par un parking, ou celui des voitures, qui déboulent à 50 km/h droit vers un piéton trop lent.

Sur un banc, nous pouvons aussi nous poser pour nous poser des questions : travailler plus, pour gagner plus et acheter toujours plus ? Hopla, un second téléphone portable, un nouveau 4x4 plus énergivore et polluant, des DVD pour remplir la bibliothèque vide et un voyage organisé aux îles Maldives, mais vite alors parce que le réchauffement climatique va bientôt les engloutir... Cette fuite en avant générale ne nous mène-t-elle pas droit dans le mur ?

Les dispositifs « anti-citoyens »

Les bons vieux bancs en lattes de bois sont retirés par la ville, qui les remise, comme le long du canal derrière l’Orangerie, où une centaine d’entre eux sont entassés. Quand ils sont remplacés, c’est par des modèles ultra-modernes et volontairement inconfortables. Les amoureux des bancs publics iront se bécotter loin du regard oblique des passants honnêtes... Dans les abribus, les bancs sont bombés et peu profonds, avec une grosse barre qui casse le dos : plus moyen de rêvasser et d’avoir un tramway de retard sur le progrès.

En fait, le « mobilier urbain » est conçu pour que nous ne nous asseyons que là où les autorités l’auront décidé. Par exemple place Kléber, où bientôt bancs, plantations et bassins viseront à empêcher les manifestations_ ! Ailleurs, il n’est possible de s’asseoir dans la rue qu’en payant, à la terrasse d’un café ou d’un restaurant, pour laquelle des bancs gratuits sont une concurrence déloya-le. Plus question donc de s’arrêter de bouger et de douter des bienfaits du mouvement... Citoyens, passez votre chemin !

Et surtout, ces bancs « anti-citoyens » (voir le film « Le Repos du fakir » de Gilles Patté et Stéphane Argillet) sont destinés à empêcher que les exclus de la société marchande ne restent plantés là. De prétendus accoudoirs et d’autres dispositifs ingénieux interdisent aux sans abri et aux rêveurs de s’y allonger. Et il est impossible de rester assis longtemps sans avoir mal partout. Bien sûr, c’est un choix politique de la municipalité : il s’agit d’éloigner de là où ça bouge ceux qui ne peuvent ni travailler ni consommer, d’empêcher les rassemblements jugés sus-pects et placés comme tels sous vidéosurveillance (voir le site de la CREP). Priver de bancs les personnes agées, les sans abri, les pauvres et les jeunes, c’est leur signifier qu’il n’auraient qu’à s’activer pour se relancer dans la course, comme si ce n’était pas ce mouvement de marchandisation général-isée qui les avait laissés broyés sur le côté.

Pour une ville plus conviviale

Au lieu de frétiller en psalmodiant « Strasbourg en mouvement ! » nos élus ne pourraient-ils pas aménager des espaces urbains conviviaux et ludiques, pour faire du cœur de chaque quartier une agora ? En attendant, à nous de nous poser tranquilou dans la rue, sur les bancs qui restent, sur des chaises ou bien le cul par terre, pour discuter ensemble, blaguer et se raconter des histoires, nous écouter, nous regarder, et échanger des idées pour ne plus subir ce mouvement qui appauvrit la majorité et enrichit une minorité, détruit nos sociétés et nous dresse les uns contre les autres. Là il y aurait de la vie et de l’émotion !

Julien & Nicolas

Retrouvez cet Adhésif en version imprimable, ainsi que tous les autres numéros : L’Adhésif, le journal qui vous scotche ! Et aussi : La Brique, journal mural.


Microscopie (RFI) – « Les Indésirables » n°1 (27 octobre 2007) : Excellente émission à propos des bancs et autres dispositifs anti-SDF
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Microscopie (RFI) – « Les Indésirables » n°2 (27 octobre 2007)
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