Adhésif n°1 : Tous gavés de vitesse !
15 janvier 2007 — adhésif & brique

La mise en service prochaine du TGV-Est me fait m’interroger : prendre le temps de vivre, ou aller encore un peu plus vite ?

À la gare de Strasbourg depuis juin 2006, un chronomètre géant égrène les secondes qui nous séparent de la mise en service de la ligne TGV-Est. C’est qu’on ne tient plus ! On est pressés d’aller vite ! Promesse de vie « moderne », le TGV va changer nos vies. (Tant mieux, depuis le temps qu’on n’arrive pas à le faire nous-mêmes.) Mais comme toujours avec l’arrivée d’un nouveau « progrès » : on sait ce qu’on va gagner, mais on a plus de mal à évaluer ce que l’on va perdre...

Sentir passer le trajet

Donc, comme beaucoup de monde, je serais content d’aller à Paris et de revenir dans la journée, sans rentrer à minuit. Mais ce long trajet en train d’avant-TGV était-il si désagréable et inutile ? Tout nous invite déjà à la rapidité, à multiplier nos « activités » et ainsi à compresser ou faire disparaître le temps « à soi ». Le temps du voyage en train nous appartenait encore ; contraints à l’immobilité, nous en profitions pour nous retrouver avec nous-mêmes. C’est pour cela que j’apprécie énormément les longs trajets en train.

Ce sont des voyages physiques (on va d’un point à un autre) et des voyages intérieurs : on peut prendre le temps de rêvasser par la fenêtre, de « ne rien faire » – quand on s’ennuie on cogite beaucoup –, de regarder, de discuter avec ses voisins, d’écouter attentivement de la musique, de lire un journal, un livre. En un Strasbourg-Paris aller-retour, je lisais un bon gros roman !

En regardant par la fenêtre

Regarder par la fenêtre est une activité. Une fenêtre de train est un superbe écran de cinéma, j’y ai vu de très bons films ! Comme la marche à pied ou le vélo, cette activité me permet d’accéder à cette double dimension du voyage, extérieure et intérieure, c’est un luxe ! Qui sera écourté par le TGV...

Le voyage n’est donc pas pour moi une parenthèse entre la ville d’arrivée et la ville de départ. Je ne voyage pas endormi dans un tunnel. Je traverse des territoires que j’aime regarder, ce qui sera moins possible à une allure de TGV, ou tout ne sera qu’impression fugace et déjà souvenir. J’aime voir évoluer le paysage au fur et à mesure du trajet, j’ai l’impression de le « ressentir ». Je me perds dans les collines, les forêts, les champs, les bleds perdus, les zones industrielles, les saisons, les lumières changeantes, autant de terrains de promenade ou de découverte potentielles.

Le TGV nous les fera oublier, alors qu’ils sont tout autant le « pays » que les mégapoles qu’il desservira. Avec lui, seuls comptent ces conglomérats urbains, caricatures de cités en voie de standardisation forcée... Le TGV nie ces paysages et détruit l’identité multiforme de notre pays. Il détruit mentalement et physiquement le territoire. Les « territoires » traversés ne sont plus qu’un décor où le TGV ne fera seulement que passer...

Du temps avec des vrais gens

Le train grandes lignes, comme la rue auparavant, était encore un espace de « friction » (on s’en rend moins compte en première classe) où l’on vérifiait juste que tout le monde n’a pas notre vie, et que heureusement et que tant mieux. Et c’est là une belle inconnue du train : quels voisins aura-t-on pendant le trajet ? Une mémé, une colonie et ses chansons, un tchatcheur, un ronfleur ? Avec la future augmentation des tarifs, la complexité des réservations et le trajet plus court, ces espaces de cohabitation sociale que sont les trains seront bien moins vivants. Notre société occidentale nous abreuve de produits technologiques pour mieux communiquer et raccourcir les « distances » (qui, on l’a vu, ne seraient que des contraintes) entre les êtres (téléphonie mobile, blogs, mails, tchat, TGV, lignes aériennes intérieures pas chères, etc.). Tout est fait pour nous permettre d’aller plus loin, à la rencontre de l’ailleurs, et nous semblons nous y précipiter pour ne pas avoir à nous confronter au réel, au différent d’ici, à l’immédiat, au proche, à nos proches. Ailleurs est-ce toujours mieux ?

Si loin, si proches et vice versa ?

Ce qui est paradoxal, c’est que maintenant nos « proches » ne sont plus nécessairement proches géographiquement (du fait d’une mutation de travail et de la réduction des distances grâce au TGV). Nos proches habitent loin... Et les gens qui habitent tout près de nous peuvent être très très loin de nous !

Donc, maintenant, j’ai des proches à Paris. Grâce au TGV, j’irai plus vite pour les voir. Peut-être plus souvent (mais pour plus cher). Où peut-être qu’en fait, je n’irai pas les voir plus souvent : parce qu’avec le TGV il me sera supportable d’aller voir rapidement (tout est relatif) des amis de Rennes, Marseille ou Lille (et je passerai autant de temps de transport que le Strasbourg-Paris en Corail). Mes amis de Lille, avant je les voyais moins fréquemment, mais plus longtemps. Je venais pour plusieurs jours, on faisait des choses ensemble. Maintenant je pourrai les voir le temps d’un week-end voire une seule journée. On aura juste le temps de papoter un peu, mais plus forcément celui de passer du temps ensemble... Et le TGV modifiera donc mes relations avec mes « proches » de Rennes, Marseille ou Lille...

Que faire de tout ce temps gagné ?

Pourquoi ce trajet doit-il être si rapide ? Est-il si désagréable et inutile qu’il doive se transformer en parenthèse dans notre rythme de vie ? Pourquoi l’écourter ? Le chemin n’est-il pas aussi important que l’arrivée ? (Dans la vie, il l’est même plus !) Et si les temps de transport sont des parenthèses dans lesquelles nous nous retenons de vivre, alors l’homme moderne se retient très souvent de vivre puisque son temps de trajet est de plus en plus long ! Et si nous gagnons du temps, ce temps dégagé nous servira-il à ralentir ou à avoir un peu plus la tête dans le guidon ? Cette course effrénée derrière le temps à rattraper, dans laquelle nous galopons tous plus ou moins, mérite au moins d’être interrompue de temps en temps, ne serait-ce que pour être supportable.

Voyageons un peu en arrière : lorsque nous étions enfants nous lisions des livres pour enfants, des « albums ». Avec des textes et de grandes images où l’on pouvait se perdre. Nous décidions de tourner une page ou non, de revenir en arrière, d’accélérer, ou de s’attarder sur des détails, des histoires secondaires. À l’inverse des trajets télévisuels où le rythme est imposé. Cette expérience de jeune lecteur me rappelle que le temps non compté m’est souvent nécessaire pour pouvoir mieux apprécier les choses. C’est ce que l’époque et le TGV nient : le temps non prévisible, le temps « personnel », du temps inutile.

Nous avons le choix : aller plus vite tête baissée, ou ralentir et bien ouvrir les yeux.

Gaëtan

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