Adhésif n°4 : Ça va chauffer sur la banquise !
10 septembre 2007 — adhésif & brique

Très loin d’ici, au pays des ours polaires, l’espace public est aussi l’objet de tentatives d’appropriation à des fins mercantiles. Ça fait froid dans le dos...

Le réchauffement climatique, qu’il soit naturel ou provoqué par les activités humaines, engendre des conséquences toutes particulières dans l’Arctique : la superficie moyen­ne de la glace de mer y diminué de 20 % depuis 1979. La fonte des glaces résultant de ce phénomène est en passe de devenir un problème majeur de ce début de millénaire. La communauté scientifique s’alarme, l’ex­istence même des peuples du Nord est remise en cause, mais certains y voient déjà de nombreux avantages. C’est particulièrement le cas des grandes compagnies de navigation maritime.

Un vieux rêve pour les navigateurs

En effet, de par la fonte accélérée des glaces de l’océan Arctique, le passage du Nord-Ouest, longtemps rêvé et recherché, est en train de se libérer. Avant même que Christophe Colomb n’aborde les côtes caraïbes, l’idée de relier l’Europe à l’Asie par le nord-ouest avait germé dans l’esprit de navigateurs britanniques. Pendant plus de quatre siècles, nombreuses furent les expéditions qui tentèrent de trouver le fameux passage. Si certaines revinrent bredouille, la majorité d’entre elles disparurent dans les glaces sans laisser de traces (la plus célèbre d’entre elles étant l’expédition de Sir John Franklin). Il faut attendre 1906 et l’expédition Amundsen, pour que la traversée des eaux arctiques canadiennes soit accomplie d’est en ouest. Aucun avantage com­mercial n’étant à en retirer (le périple avait duré trois ans), l’idée d’une exploitation du passage du Nord-Ouest resta fictionnelle.

La glace recule : les bateaux arrivent !

C’était sans compter sur le réchauffement climatique et la fonte des glaces. Le passage, certes encore peu exploitable (les na­vires peuvent passer sans être accompagnés par de puissants brise-glace entre juillet et octobre), commence à sérieusement intéresser les armateurs du monde entier pour d’évidentes raisons financières : lorsque le passage du Nord-Ouest sera ouvert à la navigation, le trajet entre Londres et Tokyo ne sera plus que de 15 000 kilomètres, soit respectivement 8 000 et 4 500 kilomètres de moins par rapport aux trajets empruntant les canaux de Panama et de Suez1. La réduction du trajet entre la côte est états-unienne et l’Alaska est aussi remarquable. Cela fait autant d’économies sur le coût du transport (carburant, primes d’assurance, salaires des marins, etc.).

Des bénéfices cachés sous la banquise

Les bénéfices à retirer de cette nouvelle donne sont énormes pour les compagnies maritimes, cela ne fait aucun doute. Les compagnies minières trouvent aussi la situation à leur goût. À la suite de la fonte de la glace de mer et du pergélisol2, les ressources en hydrocarbures, qui représenteraient 10 % des réserves mondiales, deviendraient exploitables. Et grâce à la libération des voies de navigation, le coût du transport serait largement réduit par rapport à la construction d’oléoducs et de gazoducs jusque dans le sud du pays. De plus, le sol et le fond de la mer du Nord du Canada recèlent bien d’autres richesses : or, étain, diamants, nodules polymétalliques, etc.

Le Grand Nord « internationnalisé » ?

Même si le passage du Nord-Ouest et ses ressources ne seront exploitables que dans plusieurs années, de nombreuses questions sont déjà posées : les voies de navigation entre les îles arctiques canadiennes doivent-elles être internationalisées ou rester sous le contrôle d’Ottawa ? la sécurité environnementale et militaire doit-elle être assurée par l’armée canadienne ou par une force internationale de sécurité, sous l’égide de l’Otan par exemple ? Autant de questions qui se posent à Ottawa, Washington, Mos­cou, Bruxelles ou encore Tokyo.

Les États-Unis toujours à l’affût...

La position états-unienne est claire : le passage doit être internationalisé au nom de la liberté de navigation, doctrine héritée du droit anglais. Pour les hauts responsables de la Maison Blanche, le passage du Nord-Ouest correspond à un détroit maritime international au même titre que Gibraltar, le Pas-de-Calais ou encore le détroit de Malacca3. Par deux fois des bâtiments états-uniens (le pétrolier S.S. Manhattan en 19694 et le brise-glace CGS Polar Sea en 19855) ont violé délibérément les eaux territoriales canadiennes en traversant le passage du Nord-Ouest sans notification officielle au préalable. De même, en décembre 2005, la présence d’un sous-marin nucléaire de la flotte Pacifique de l’armée des États-Unis au Pôle Nord a été relatée6. Une fois de plus la souveraineté du Canada dans l’Arctique a été directement remise en cause par Washington. À condition que cette souveraineté soit légitime…

Mais le Canade résiste !

Le Canada, au même titre que la Russie au sujet du passage du Nord-Est, estime que les eaux entourant l’archipel arctique sont des eaux intérieures. En conséquence, les navires civils étrangers ne disposeraient d’aucun droit de passage sans autorisation spécifique afin de joindre l’océan Atlantique à l’océan Pacifique. Aucun bâtiment militaire de quelque puissance étrangère ne pourrait passer sans contrôle de la part d’Ottawa et les sous-marins, en cas d’accord, devraient naviguer en surface. Au contraire, si le passage du Nord-Ouest est internatio-nalisé comme le souhaitent les États-Unis, l’Union européenne et le Japon, aucune restriction ne pourra être opérée par le Canada. Les navires jugés dangereux (pétroliers, chimiquiers, bâtiments militaires nucléaires, etc.) par les experts canadiens auraient donc tous les droits de passage comme l’ex­ige la Convention des Nations unies sur le droit de la mer7 (CNUDM), ratifiée par le Canada en 2003.

Bataille juridique au pays des pingouins

Paradoxalement, c’est sur cette même con­vention que le Canada s’appuie afin de revendiquer son entière souveraineté sur les zones maritimes entourant les îles arctiques. Ottawa s’attache plus particulièrement au passage du Nord-Ouest en tant qu’eaux intérieures, incluses dans des lignes de base droites, tracées depuis la côte. Cependant ce statut d’eaux intérieures n’est pas évident au regard du droit international établi dans la CNUDM. Les États-Unis, n’ayant jamais ratifié cette convention, n’ont cependant aucun problème à en appeler au droit international pour faire valoir leurs intérêts. N’en étant plus à un paradoxe près, la Maison Blanche considère cependant qu’il est du ressort du Canada d’assurer la sécurité du futur passage internatio­nal, en sachant pertinemment que l’armée canadienne n’a aucunement la possibilité de remplir cette mission.

Un territoire difficilement contrôlable

Le passage du Nord-Ouest, long de 3 000 kilomètres, est accessible par plus d’une dizaine d’entrées, borde des milliers de kilomètres de côtes et se trouve dans une ré­gion où il n’y a aucune réelle infrastructure militaire nationale. Mais, en exerçant une pression sur le Canada quant à l’internationalisation du passage du Nord-Ouest, tout en sachant que la sécurité du passage devra être assurée par une force bien supérieure à la capacité canadienne, les États-Unis n’attendent-ils pas qu’on leur demande de contrôler le passage, avec l’Otan par exemple ?

Guerre froide sur la banquise ?

Les États-Unis verraient d’un très bon œil de pouvoir contrôler ce passage, ce qui servirait leurs intérêts économiques (liaisons maritimes, exploitation pétrolière sous-marine), militaires (possibilité de faire correspondre les flottes Pacifique et Atlantique en 20 jours de moins que par le Cap Horn) mais surtout stratégiques. Le gouvernement Bush a relancé le projet du bouclier antimissile dans l’Arctique et espère une association avec le gouvernement Harper au sein du Norad (North american aerospace defense command) afin de moderniser les bases et radars antimissiles dans le Grand Nord. Cependant Washington veut une possibilité d’accès facilitée aux bases radars militaires. Au contraire, le Canada tente de repousser au maximum l’échéance mais ne semble pas avoir les moyens de ses ambitions politiques et la menace latente d’une Russie renaissante laisse supposer que le Canada n’aura pas d’autres choix que de participer à ce projet.

La force de persuasion états-unienne prendra-t-elle le pas sur le droit derrière lequel veut s’abriter le Canada ? La Cour internationale de justice (CIJ), devant laquelle le Canada veut porter ce problème sera peut-être en mesure de régler ce désaccord, à condition que les États-Unis acceptent cette alternative à leur habituelle façon de faire. Et même dans ce cas, le Canada est loin d’être assuré que la CIJ lui donne raison…

Pierre

Retrouvez cet Adhésif en version imprimable, ainsi que tous les autres numéros : L’Adhésif, le journal qui vous scotche ! Et aussi : La Brique, journal mural.


« Le passage du Nord-Ouest entièrement dégagé » (IPEV 17 septembre 2007)
JPEG - 450.5 ko