Gardons l’œil sur les caméras
23 mars 2005 — vidéosurveillance

Samedi 22 mai 2004 à Strasbourg, a eu lieu une action anti-vidéosurveillance pour réagir collectivement contre le nouveau système de vidéosurveillance mis en place avant le marché de Noël 2003. Actuellement, on dénombre environ 320 caméras dans le centre de Strasbourg, avec les caméras privées de centres commerciaux, banques, supérettes...

Les caméras fixes : elles sont disposées le long des voies de Tram pour surveiller les arrêts. Le maillage des caméras à la gare SNCF est si dense qu’il permet de surveiller tout l’espace. Les caméras mobiles : à la différence des caméras fixes, elles sont motorisées. Disposées aux croisements entre automobilistes, piétons et Tram, elles sont officiellement utilisées pour observer le trafic, détecter et analyser les accidents.

Les caméras boules : de forme sphérique, elles ressemblent (à s’y méprendre) à des lampadaires éteints. D’une rotation de 360 degrés, elles filment jusqu’à 300 mètres avec un zoom permettant de lire le prénom inscrit sur la gourmette du jeune homme qui passe. Le 28 novembre 2003, peu avant le marché de Noël, 40 caméras de ce type ont été installées en centre-ville afin de rassurer la population et lutter contre la délinquance. Cette mesure, dans la lignée d’une politique sécuritaire, affirme de façon implicite que nous sommes en danger et que le centre-ville doit être protégé. Mais contre qui au juste ? Sous vidéosurveillance, nous devenons tous des suspects potentiels. Et même si leur efficacité sur la diminution de la délinquance en centre-ville n’est pas clairement prouvée, qu’en est-il de la conduite inconsciente visant à la conformité sociale que ce système provoque chez chaque citoyen ? Ce nouveau dispositif permettrait d’apporter une plus grande sécurité en ville grâce à son caractère dissuasif : « Les personnes qui commettraient un acte de malveillance pourraient être immédiatement identifiées car dans ce cas les images seraient transmises en temps réel aux services de police. Notre objectif est de mettre les délinquants en situation d’insécurité » explique Francis JAECKI, directeur général des services adjoint délégué à la sécurité et à la prévention de Strasbourg (Strasbourg Magasine, n°148, déc.2003).

Prochainement la ville devrait voir fleurir 40 nouvelles caméras boules. 80 au total dans le centre et son agglomération (Meinau et Hoenheim) pour un coût global de 2,6 millions d’euros. Une somme considérable alors que d’autre part les associations de quartiers voient leur budget diminuer de moitié ou tout simplement supprimées. Comme par exemple le Potimarron, une association qui fait du théâtre-forum dans les quartiers difficiles depuis 18 ans maintenant. Lors du vote du conseil municipal, madame le Maire a déclaré qu’ils ne respectaient pas les valeurs républicaines. Ils se sont vus refuser 50% de leur subvention pour 2004 et déloger de leur local route de Shirmeck. Est-ce parce qu’il y a quelques mois de cela, ils avaient joué des scènes de violences policières ?

De l’autre côté de l’œil

Les images enregistrées sont conservées 96 heures (la loi autorise une durée d’un mois). Installés dans les sous-sols du centre administratif, quatorze agents assermentés se relaient par équipe de deux, 24h/24h et 7j/7j, devant un mur d’écrans. Le centre de supervision est relié à l’hôtel de police par une webcam afin de pouvoir transmettre en direct les images suspectes enregistrées. Ce système de vidéosurveillance de haute technologie s’inscrit dans une politique sécuritaire basée sur la répression, complétée par le recrutement de cinquante nouveaux policiers municipaux. Cette politique est menée à l’échelle nationale. Les municipalités sont encouragées et aidées financièrement par l’Etat pour mettre en place ce dispositif, avec comme argument principal, la lutte contre le terrorisme.

Un argument parfait pour la ville de Strasbourg et son marché de Noël qui réunis chaque année environ deux millions de visiteurs sur le mois de décembre. On nous rappelle alors l’attentat dont il a été la cible en 2001 et qui fut déjoué sans l’aide des caméras.

Comment concrètement ce dispositif peut minimiser les risques d’un attentat ?

Lorsque des milliers de personnes déambules entre 250 baraques dans les rues de Strasbourg, il devient difficile pour les deux agents derrière les moniteurs de repérer un comportement suspect. Et quand bien même, seraient-ils en mesure de faire intervenir la police avant l’explosion ? Tout au plus on pourra reconnaître celui qui s’est fait sauter avec la population !

Cette mesure est surtout destinée à rassurer les commerçants du centre-ville et déresponsabiliser la municipalité en cas d’attentat. En effet on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir pris des précautions pour la sécurité de ses habitants. Cela reste un dispositif coûteux pour lutter contre le sentiment d’insécurité.

Mais d’où vient ce sentiment d’insécurité ?

L’acceptation silencieuse de ces caméras par les citoyens strasbourgeois, confirme que l’insécurité est un sentiment reconnu par tous, qui ne porte plus à débat. Croiser des militaires en armes est devenu courant. Dernièrement, j’ai demandé à un jeune militaire, qui se trouvait posté place d’Austerlitz, près de l’arrivée des cars de touristes, la raison de sa présence ici. Il m’a tout simplement répondu : « C’est le plan vigipirate Madame ». Ainsi sous couvert de terrorisme, l’armée a pris sa place dans la cité au même titre que les policiers municipaux et CRS. Nous voilà rassurés, nous sommes ardemment défendus contre les ennemis de la République.

Au fait, qui sont-ils ?

Clochards, Rmistes, jeunes de banlieue, et globalement tous les jeunes avec des chiens, des piercings, des têtes d’immigrés, des casquettes, des fringues trop sales, un air trop pauvre... Tous ceux qui font mauvais genre dans la Grand Rue et qui seraient la cause d’une baisse de la consommation. Tous ceux qui ne sont pas visuellement conformes à l’image d’une société économiquement florissante. Une fois ces suspects définis, il ne reste plus qu’à choisir son camp. On voit là une idéologie fascisante basée sur la peur de l’autre. La propagande de l’ennemi de la démocratie, relayé par les médias à grande audience, ne cesse de s’insinuer de façon inconsciente dans les esprits. La solution à cette insécurité grandissante serait alors l’intrusion massive de systèmes de vidéosurveillance dans la vie de chacun. La plupart des habitants qui acceptent ce système, le défendent en clamant leur propre irréprochabilité. Irréprochables par rapport à l’image qu’ils se font de la société, mais combien connaissent les lois qui régissent celle-ci ?

Il est plus facile d’être « au courant » de faits divers tel que le braquage d’un commerce de proximité en Loire-Atlantique jeudi dernier, que de connaître nos droits et devoirs en tant que citoyens. Une partie des connaissances que nous avons de la société dans laquelle nous vivons provient des médias dans leur ensemble. Ces médias en quête de sensationnel, sous couvert de droit à l’information, ont stigmatisé des actes de délinquance. Pour finir par être englobés pêle-mêle dans un concept flou d’insécurité. Le mythe de l’insécurité étant entretenu par une instrumentalisation des chiffres de la délinquance. Les chiffres publiés et abondamment commentés chaque année sont des chiffres produits par la police et la justice, qui reflètent en priorité l’activité policière sur des faits de délinquance. Plus elle contrôle et interpelle, plus elle enregistre une augmentation des chiffres.

Ces chiffres regroupent des délits variés tel que : fraude à la carte bleue, dealers ou simples consommateurs, braquages, pique-pocket, vente à la sauvette, agressions, outrage à agent. Ils deviennent un prétexte pour nous faire accepter un puissant dispositif de contrôle social. Contrôle intégré en chacun de nous et qui nous pousse à adopter une conduite conforme à l’idée que nous devons avoir de l’ordre social. Et si nous n’avons pas d’idées à ce sujet, les médias se chargent de nous donner une opinion. Du prêt-à-porter des boutiques du centre-ville au prêt-à-penser de la télé, le comportement social à adopter nous est dicté à chaque instant et sans répits. Que l’on puisse voir aux informations télévisées la lutte contre l’insécurité en France suivie de la lutte contre le terrorisme dans le monde... et l’association d’idées est faite ! Or la délinquance ce n’est pas du terrorisme. Elle apparaît lorsque l’adolescent ne trouve pas sa place dans la société de ses pères.

La délinquance comme forme de rébellion contre l’ordre établi

« Notre jeunesse (...) est mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucun respect pour les anciens. Nos enfants aujourd’hui (...) ne se lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs parents et bavardent au lieu de travailler. Ils sont tous simplement mauvais » Socrate (470-399 av.JC).

L’intérêt pour les actes de délinquance des jeunes d’origine populaire n’est pas nouveau dans l’opinion publique et les médias. La société française a toujours eu peur de sa jeunesse ouvrière, sorte d’avant-garde des « classes dangereuses ». La domination de la bourgeoisie sur les classes ouvrières n’est pas sans effet. D’où la crainte que cette domination puisse un jour se retourner contre elle. Les contestations des plus démunis prennent souvent forme dans des actes violents qui peuvent être précurseurs d’une révolte plus générale. Vient alors la question : comment éviter les soulèvements populaires ? Entretenir la peur de l’autre est un moyen de cautionner les contrôles sociaux de plus en plus répressifs.

Bien que les chiffres de la délinquance soient tronqués afin de nous maintenir dans un état de crainte et d’insécurité, nous devons nous garder de nier le phénomène. La violence urbaine existe mais elle n’empire pas de jour en jour contrairement à ce que l’on cherche à nous faire croire. Et pourquoi lutter contre ? Lutter c’est sous-entendre un état de guerre. La guerre contre tous ceux qui n’acceptent pas la domination d’un groupe sur un autre. Trouver des solutions alternatives pour éviter les actes violents, c’est reconnaître que la société génère des injustices et qu’elle doit être modifiée. Mais la politique actuelle semble avoir trouver une autre solution : la destruction du réseau associatif et la répression policière.

Lorsque l’expression de rue est amalgamée à la délinquance

Les interdictions s’accumulent, nous ne pouvons plus nous réunir dans la rue à plus de 10 personnes. Les bancs publics disparaissent pour que les clochards ne puissent plus s’allonger. Les pauvres, les exclus, les jeunes des couches populaires, dehors ! Hors du centre-ville propre et fleuri. Toutes formes d’expressions qui viseraient à briser l’endoctrinement de la société ultra-libérale basée sur l’individualisme et la consommation, toutes formes de revendications nous sont défendues sous peine de sanction. Ainsi les spectacles de rue, les jeux, les réunions comme les repas de quartiers sont récupérés et contrôlés pour devenir la journée des repas de quartiers : on vous dit où et quand vous pouvez vous réunir ; ou encore la journée de la convivialité : aujourd’hui rencontrez votre voisin de palier ; Jeux concours Strasbourg ville fleurie...

Toutes ces interdictions marginalisent ceux qui ne veulent pas voir la ville se transformer en centre commercial. Les artistes, les rêveurs, les utopistes, les visionnaires qui ne s’intègrent pas au système dominant sont rejetés à la périphérie et viennent grossir la masse des indésirables classés dangereux. L‘expression de rue est amalgamée à la délinquance. Toute forme de refus, même non violent, à l’ordre établi est interdite. A quand le couvre-feu ? Le centre-ville est devenu une zone de circulation d’un point de vente à un autre sous l’œil mobile des caméras, une zone surveillée qui veille à la bonne conduite des citoyens transformés en dociles consommateurs. Des consommateurs qui ne regardent plus au-dessus de 3 mètres du sol (au-dessus des vitrines). Ils se doutent qu’il y a des caméras dans les rues puisqu’il y en a déjà dans les espaces privés tel que les centres commerciaux, et comme la rue est devenue une extension de ceux-là... Combien y a-t-il de caméras ? où sont-elles situées ? Peu d’habitants en ont connaissance. La ville n’est pas un centre commercial. C’est avant tout un lieu de rencontre et de convivialité à se réapproprier et où les caméras n’ont pas leur place.

Pour toutes ces raisons un collectif anti-vidéosurveillance s’est constitué et affirme le refus de ce dispositif en menant des actions non violentes sous les caméras boules. Ainsi ils informent les passants sur la nature exacte de ce système et son utilisation. Un premier pas vers la rencontre et la discussion.

Les actions du Samedi 22 Mai 2004

Par un samedi après-midi ensoleillé (jour idéal pour le shopping) plusieurs groupes se sont postés sous les caméras boules du centre-ville et le spectacle a pu commencé.

Christian se trouvait vers 16 heures au bout de la Grand Rue, une heure d’affluence. Devant une caméra boule, un panneau était accroché au mur : « Les caméras de surveillances sont une atteinte à vos libertés individuelles » accompagné du plan de la ville avec toutes les caméras. A côté, un périmètre était délimité au sol par de petits morceaux d’adhésifs noirs, tel des pointillés. Un individu, au centre de la zone de surveillance, se déshabillait jusqu’au slip puis se rhabillait et ainsi de suite pendant 1 demi-heure. L’une des questions soulevée par cette performance était : Comment celui qui se trouve derrière la caméra, peut juger qu’un comportement est suspect ?

Place Kléber, sur un marquage au sol qui représentait un viseur de caméra plusieurs couples dansaient la valse. En musique. A l’angle de la Grand Rue et de la rue du Fossé des Tanneurs, quelques-uns avaient placé une échelle sous une caméra que l’on pouvait visiter pour 1 euro ou 1 sourire. Ainsi on pouvait voir l’œil électronique qui nous surveille et pourquoi pas montrer sa langue en gros plan aux agents postés derrière. Plus loin dans la rue du Fossé des Tanneurs, plusieurs gardiens de l’intimité nous faisaient traverser la zone de surveillance, caché derrière un bouclier en carton sur lequel était inscrit « 1m² d’intimité ».

Ailleurs un couple avait installé un grand panneau avec un papier peint qui représente un couché de soleil avec la mer et un cocotier pour que les agents aient autre chose à regarder. Place St Etienne, un homme était posté à côté d’un panneau sur lequel était inscrit « je suis ici ». Puis il inversait de place entre lui et le panneau. Pour symboliser que les caméras ne font pas disparaître la délinquance mais la déplace. Plusieurs des participants étaient venus avec leurs enfants à qui on avait donné des craies. De beaux dessins ont été réalisés sur le parvis et certains ont pu se souvenir de l’époque où nous avions encore le droit de jouer à la marelle.

On pouvait aussi faire la visite des caméras de Strasbourg en calèche. Départ à 15 heures place d’Austerlitz. Devant, deux jeunes femmes habillées en noir avec des œillères en carton jouaient l’attelage, derrière, une cochère et de faux touristes haranguaient les passants pour qu’ils se joignent à la visite. Ils s’arrêtaient sous chaque caméra, le plan à la main, expliquant que ce n’était pas des lampadaires. La présence d’une caméra de France 3 Alsace et de France Bleue Alsace attiraient les passants, ouvrant ainsi le dialogue avec les participants. On a pu assister à des discussions parfois houleuses. Les avis restent partagés sur la présence de ce dispositif. La plupart ne savaient pas qu’il existe autant de caméras en centre-ville et étaient ravis de se voir remettre un plan de celles-ci. Mais ce qui est triste, c’est que dans l’ensemble « les consommateurs » se désintéressent totalement de ce qu’il se passe dans la ville. Ils se sentent très peu concernés et fuient dès que la discussion s’oriente vers la politique ou la société. Blasés et endoctrinés, ils répètent sans cesse qu’il n’y a rien à faire, c’est ainsi, c’est presque un état de nature.

Souhaitons que des actions telles que celles qui se sont déroulées ce samedi là continuent ; car c’est entre autre un moyen pour les citoyens de se réapproprier l’espace public. A noter aussi que nous pouvons nous rendre tous les mois à nos conseils de quartier, afin d’enrichir les débats, face aux commerçants et à certaines vieilles personnes (qui elles, ne manquent pas une réunion) et dont les préoccupations principales sont l’exclusion des musiciens de rue, qui les empêchent de regarder la télé les fenêtres ouvertes, et les cacas de chiens. C’est par notre inaction que de subtiles transformations s’opèrent dans la ville et que l’atmosphère propice à l’extrême droite s’installe insidieusement.