Les publicyclettes, comme Vélib’ ou Vélo’v, sont des vélos en libre-service (VLS) qui s’accompagnent d’une augmentation de la publicité en ville. Elles donnent accès aux juteux marchés de l’affichage aux multinationales qui les proposent. Aux élus, elles fournissent, à bon compte, une image écolo et permettent l’économie d’une politique du vélo courageuse. Aujourd’hui, Strasbourg doit choisir : publicyclettes ou vélorution ?
Strasbourg « capitale du vélo » ? Ce titre de championne cyclable, notre ville l’a gagné autrefois grâce à une politique pionnière en France. Mais après sept années d’un tandem pédalant à reculons, elle est en passe d’être rattrapée par le peloton. Le nouveau maire Roland Ries propose donc d’installer, à l’instar d’une dizaine d’autres villes françaises, un système de vélos en libre-service : cette position de suiveur est-elle digne d’une municipalité qui se prétend toujours maillot jaune de la politique du vélo ?
Les publicyclettes (ou vépub’), ces vélos en libre-service accompagnés d’une multiplication des panneaux publicitaires, vantant souvent les mérites de la bagnole, n’illustrent-elles pas la démission des élus face au pouvoir économique des afficheurs privés ? Le réchauffement climatique impose de changer de braquet en matière de politique du vélo : des mesures plus efficaces et plus urgentes existent. Et si un vélo en libre-service devait voir le jour à Strasbourg, il devrait remplir plusieurs conditions pour constituer un véritable service public.
Les vélos en libre-service proposés par J.-C. Decaux et Clear Channel, les deux plus gros afficheurs publicitaires au monde, sont liés au développement de la publicité déjà omniprésente en ville.
La contradiction entre publicité et vélo
Le paradoxe est flagrant : la bicyclette, écologique et économique, est l’exact contraire du modèle de surconsommation dicté par les affiches publicitaires, implantées dans chaque station de vélo en libre-service, voire apposées sur ceux-ci. Comment favoriser un moyen de transport alternatif à la voiture, responsable d’une bonne partie des émissions de dioxyde de carbone, quand trois constructeurs automobiles figurent parmi les dix plus gros annonceurs français ? C’est un peu comme financer un hôpital avec des publicités pour des cigarettes, de l’alcool, des hamburgers ou des sodas.
Une « gratuité » qui coûte cher
Un service de publicyclettes n’est pas gratuit : il est payé par la publicité grâce à des revenus qui étaient avant, dans les anciens contrats de mobilier urbain, reversés à la ville. À ce manque à gagner pour les finances publiques, s’ajoutent des contreparties exigées par les afficheurs, dans les communes au « potentiel publicitaire » jugé trop faible : perception de tout ou partie des recettes de la location des vélos ou même redevance annuelle payée par la municipalité, comme à Aix-en-Provence et Marseille. Le contribuable paye donc pour les publicyclettes, mais aussi le consommateur. Comme une partie du prix d’un produit correspond aux frais publicitaires du fabricant, c’est nous qui finançons ces publicyclettes à travers nos achats. Une gratuité toute relative.
Des municipalités roues et pédales liées
La fourniture et l’entretien des publicyclettes est en fait une stratégie des deux gros afficheurs pour obtenir des marchés juteux et étouffer la concurrence. Ainsi, pour obtenir le Vélib’ à Paris, la mairie a dû accepter la généralisation des panneaux déroulants, aboutissant à un triplement du nombre des affiches en dépit d’une diminution de 20 % du nombre de panneaux. De plus, les contrats courent en général sur plus de dix ans, au terme desquels il est difficile de revenir en arrière : il serait inimaginable, en effet, de démonter des dizaines de stations pour les remplacer par celles d’un autre opérateur ! Ces vélos high-tech étant brevetés, J.-C. Decaux va pouvoir étendre son Vélib’ à toute la région parisienne, sans mise en concurrence... Le coût pour la collectivité risque de flamber.
Une véliberté plutôt vélibérale
L’électronique embarqué dans les publicyclettes et leur gestion informatisée entraîne un fichage des usagers et le traçage de leurs déplacements. Impossible pour les citoyens de contrôler l’utilisation de ces données personnelles collectées par des entreprises privées. J.-C. Decaux a déjà mis en place un fichier douteux, destiné à débusquer les voleurs potentiels et les clients insolvables. Par ailleurs, les pauvres qui ne possèdent pas de carte bleue n’ont pas accès aux publicyclettes.
Femmes, hommes ou enfant, le vélo en libre-service propose un modèle de bicyclette unique, inadapté à des usagers et à des usages différents.
Une biclou à vous dégoûter du vélo
Les équipements inhérents à ce système de location rendent ces vélos « blindés » très lourds, plus de 20 kg ! D’où des problèmes d’équilibre et de manœuvrabilité, des difficultés d’accélération dans les situations dangereuses, sans compter le risque de blessure accru pour les piétons, en cas de collision. Un 4x4 à pédales, en somme... De plus, une monture inadaptée à sa morphologie entraîne chez l’utilisateur des maux de dos, de genoux, etc. Et malgré leur prétendue solidité, ces bicyclettes tombent en panne : c’est en permanence le cas d’un tiers des Vélib’ à Paris. Bref, pas de quoi encourager les automobilistes à adopter le vélo au quotidien.
Diminution de la cyclodiversité et perte d’autonomie
Avec le vélo en libre-service pour cadre branchouille, adieu les couleurs, les sièges pour enfant, les vélos couchés, les remorques, les sacoches fleuries, les vélos de course ou les beach cruisers tape-à-l’œil... Or c’est justement le plaisir éprouvé et le côté pratique qui donnent le goût de pédaler. Seul un bon vélo, choisi sur les conseils d’un professionnel et bien accessoirisé, rend le citoyen autonome. D’un entretien simple à effectuer soi-même, le vélo individuel est très économique. A contrario d’une location où les coups de pédale finissent par coûter cher.
Un vélo pas si écolo
Une station de publicyclettes, avec son panneau publicitaire lumineux et déroulant, sa borne informatique, la batterie et l’électronique des vélos, consomme autant qu’une famille : belle économie d’énergie ! S’y ajoutent les camions diesel qui sillonnent la ville pour équilibrer le remplissage des stations. Enfin, les vélos eux-mêmes, dont la durée de vie est pourtant réduite, sont difficilement recyclables, avec leur 20 kg d’acier, de plastoc et autres composants truffés de métaux lourds.
Les promoteurs du vélo en libre-service le parent de nombreux avantages. Mais aux questions qu’ils soulèvent, les municipalités peuvent apporter des réponses plus efficaces.
Le problème de l’achat et du vol
S’il peut sembler séduisant de louer une bicyclette pour qui n’a pas les moyens de s’en acheter, c’est aussi plus cher à la longue. Or une ville peut subventionner cet achat : à Colmar, la mairie propose 100 euros par foyer. Elle peut aussi aider à l’acquisition de cadenas de qualité, ou d’une machine de marquage pour les marchands de cycles, pour généraliser cette méthode de lutte contre la fauche. Car, selon une étude, plus de 20 % des victimes de vol renoncent au vélo, quand 60 % se rabattent sur un biclou bas de gamme ou d’occasion. Un moyen supplémentaire est la multiplication des parkings gardés et gratuits, et des locaux fermés à clef dans les immeubles et les entreprises.
La possibilité d’essayer un vélo
Le bon usage de la petite reine en ville obéit à des règles plus complexes que le code de la route. À Lyon, cité sans presque aucune piste cyclable, les novices se sont vite réfugiés sur les trottoirs, par peur des bagnoles : des conflits avec les piétons sont nés, soulevant une vive polémique anti-cyclistes. Comment nuire au vélo, en prétendant le favoriser... Une éducation au cyclisme urbain est donc indispensable, déjà timidement entamée à Strasbourg dans les écoles. Son extension aux salariés et aux étudiants, combinée à un prêt de bicyclette de quelques semaines, leur permettrait d’essayer le vélo au quotidien dans de bien meilleures conditions.
Une intermodalité limitée
Le vélo en libre-service serait le complément idéal des transports en commun. Mais sachant qu’à la gare, le parking à vélos payant de 850 places est déjà engorgé, comment imaginer qu’une station de quelques dizaines de publicyclettes suffira à des milliers de voyageurs ? Le raisonnement vaut pour tous les lieux de forte affluence. À Lyon, il n’est pas rare, à force de chercher une station non saturée où parquer son Vélo’v, de rater son train. La solution réside donc dans l’augmentation massive, dans les lieux fréquentés, des moyens d’accrocher sa petite reine en sûreté. En Hollande, des places entières sont couvertes de milliers de bicyclettes. Par ailleurs, l’interdiction des vélos dans les trains régionaux est aberrante : aménager des wagons pour les cyclistes est moins cher et plus pratique que des vélos en libre-service à 3 000 euros pièce.
La création d’un véritable service public du vélo est le complément indispensable des mesures énoncées ici et dans les 13 propositions pour le vélo de la CREP. Ou, par exemple, dans les programmes électoraux du Parti socialiste ou des Verts ! Si le besoin s’en faisait sentir, il pourrait inclure un système de vélo en libre-service, indépendant de la publicité.
Priorité aux périphéries
Tout d’abord, nombre de liaisons cyclables inter-quartiers et vers le centre font encore défaut : leur réalisation est urgente. Ensuite, chaque quartier doit être doté de sa maison du vélo, s’inspirant par exemple de Vélocation et Vélostation à Strasbourg, ou Pignon sur rue à Lyon. Ces lieux proposeront des bicyclettes en location ou en prêt, un atelier d’initiation ou d’aide à la réparation, un centre de documentation, des formations à la conduite du vélo, etc.
Une technologie ouverte
Les systèmes de publicyclettes de J.-C. Decaux et Clear Channel, incompatibles entre eux, sont brevetés : après un contrat non renouvelé, la municipalité ne pourra pas en reprendre la gestion, sauf à payer une redevance. Un vélo en libre-service indépendant d’intérêts privés ne pourra être développé que par un appel d’offres aux professionnels du cycle, sur la base d’une technologie ouverte. Cela vaut aussi pour la gestion du système, pour laquelle les citoyens doivent pouvoir contrôler l’utilisation de leurs données personnelles.
Un service juste et de qualité
Les afficheurs publicitaires ne veulent installer leurs stations que dans les quartiers commerciaux ou à fort pouvoir d’achat. Ou bien ils laissent vides de vélos les stations des quartiers pauvres : une publicité pour un 4x4 à 50 000 euros ne fait pas recette dans les classes populaires... Au contraire, un service public s’adressera équitablement à toutes les couches de la population. De plus, l’entretien sera correctement assuré, à l’inverse des afficheurs qui tirent sur la corde pour réduire leurs coûts. Déjà chez J.-C. Decaux, des salariés dénoncent sous-effectifs, manque de matériel, et non-respect du droit du travail et des règles de sécurité.
Roland Ries tente une échappée en solitaire en faveur du vélo en libre-service, certainement poussé à la roue par les afficheurs publicitaires. Or, avec moins de 10 % des déplacements effectués à bicyclette, contre environ un tiers dans les métropoles d’Europe du Nord, Strasbourg doit franchir un nouveau col. Elle échouera si elle se contente de petites roues...
Pendant sa campagne, notre nouveau maire a promis plus de démocratie locale : tiendra-t-il ses engagements, en organisant une large consultation pour relancer la politique du vélo ? Pour que le débat ne se limite pas aux seules publicyclettes, la CREP ouvre la course avec la vélorution du 14 juin 2008 !
À signer, le manifeste de RAP : Pour des vélos libérés de la publicité. Vélorution à Lyon : Velo’v, Velib’ : des Vepub’ ! À Paris : Débats sur le projet de VLS. Et toujours : Les 13 propositions pour le vélo de la CREP.